Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
Didier Rance a publié des traductions de poèmes d’Éphrem le Syrien en 1991 et 2022, et un essai sur Tolkien en 2002 (voir bibliographie). Une première version de cet essai a été donnée comme conférence aux Bernardins à Paris en mai 2019, à l’invitation de Michaël Devaux. |
« uid Hinieldus cum Christo ? » Qu’y a-t-il de commun entre Ingeld1) et le Christ ? Tolkien pose la question dans Beowulf: The Monsters and the Critics 2) mais ne l’invente pas : il l’a trouvée chez Alcuin, un des artisans de la Renaissance carolingienne qui, en 797, se plaint que dans les monastères les moines lisent des légendes au lieu de se consacrer à l’étude de l’Écriture sainte ou à l’écoute des Vies de saints. La réponse est : rien ! Tolkien exprime son désaccord avec cette réponse d’Alcuin en défendant Beowulf et son intégration d’éléments païens et chrétiens. De même, il écrit dans Du Contes de fées à propos de l’eucatastrophe dans la Faërie qu’elle « peut être une lueur ou un écho lointain de l’evangelium » dans le monde réel3).
« uid Hinieldus cum Christo ? » On pourrait dire de même : qu’y a-t-il de commun entre Tolkien et Éphrem4), entre l’auteur d’une Faërie au XXe siècle et un diacre syriaque, Père et Docteur de l’Église du IVe siècle, tout consacré à la défense et illustration de la foi chrétienne ? Voici un essai de réponse, qui réservera quelques surprises.
Quelques mots sur Éphrem dit « le Syrien »5) pourront être ici utiles. Il naît vers 306 à Nisibe, aujourd’hui à la frontière turco-syrienne. Moine, diacre, prédicateur renommé, chef de chœur, responsable de catéchèse, théologien, son œuvre connue est essentiellement sous forme poétique. Prolifique, on lui prête 3 millions de vers, conservés en diverses langues (syriaque, arménien, géorgien, arabe, latin, grec, etc), même si bien plus de 90 % ne sont pas de lui. Sa renommée a été immense, en Occident comme en Orient – et le demeure (ainsi tous les Orthodoxes disent chaque jour en Carême la Prière de saint Éphrem). Une partie de son œuvre combat les hérésies de son temps mais l’essentiel consiste en une méditation symbolique sur le Christ et les mystères de la foi. Il meurt en 373 à Édesse, après s’être dévoué à combattre une famine et une épidémie6). |
’abord, nous avons affaire à deux poètes7). L’œuvre d’Éphrem, outre qu’elle est surtout écrite sous forme d’hymnes poétiques utilisant toutes les ressources de la poésie de langue syriaque - et elles sont grandes -8), offre une vaste approche poético-symbolique voire mytho-poiétique qu’on peut comparer à celle du Chesterton du Mooreffoc ou effet Mooreffoc9). Éphrem voit et il nous invite à voir autrement la terre, les arbres, l’histoire, Cana au moment des noces, ou la Mort. A travers ses écrits nous les voyons comme des personnages et même comme des êtres personnels et actifs, porteurs comme nous d’une histoire et producteurs de sens, avec qui nous sommes appelés à entrer en contact, sans en rester au niveau des mots ou noms par lesquels nous les désignons :
Exemple parmi bien d’autres de ce que cela donne, la “parabole de l’oisillon”. Parler d’un oisillon dans un poème n’a rien d’original mais cette façon, si :
Tant qu’un petit oiseau
n’est pas assez formé,
sa faiblesse l’empêche
de briser sa coquille ;
c’est ainsi que la foi
qui demeure en silence
est faible. Parfais-la,
ô toi qui parfais tout !
Car le petit oiseau
passe par trois étapes,
d’abord du sein à l’œuf,
puis au nid, où il chante.
Et quand il a grandi,
il s’envole dans l’air,
y déployant ses ailes
en signe de la croix.
Mais s’il garde ses ailes
Repliées et refuse
le signe de la croix ?
Alors l’air lui aussi
le récuse et refuse
de soutenir son vol11).
Il est original (effet Mooreffoc) de voir dans l’oisillon un être qui proclame et raconte la Trinité, Père / origine (œuf), Fils / croissance (nid), Esprit / déploiement (air), atteste la rédemption par la croix du Christ et, en même temps, montre la foi comme don et dynamique murie par la louange. Cette parabole, qui est symbolique, montre ce que l’image et le récit, non le concept, peuvent seuls montrer, dans lesquels des réalités non visibles se donnent dans le visible (ou l’audible). Pour Éphrem, le symbolique est le moyen privilégié du dialogue de Dieu avec nous, qui en prend l’initiative à travers les Livres de la Nature et de l’Écriture12) tendant vers
Le symbolique vaut pour Éphrem ce que vaudra l’analogie dans la théologie médiévale, montrer ce qui nous est commun avec l’invisible, avec Dieu, mais avec un surplus inépuisable de son côté ; ainsi dans le Livre de l’Écriture :
Le Seigneur a caché dans sa parole tous les trésors pour que chacun de nous trouve une richesse dans ce qu’il médite… Réjouis-toi parce que tu es rassasié, mais ne t’attriste pas de ce que la richesse de la parole te dépasse… Celui qui a soif se réjouit de boire, mais il ne s’attriste pas de son impuissance à épuiser la source. Mieux vaut que la source apaise ta soif plutôt que ta soif épuise la source14).
Cette citation d’Éphrem trouve un répondant chez Tolkien, pour ce qu’Éphrem appelle le Livre de la Nature, y ajoutant le pouvoir subcréateur de l’homme (que nous retrouverons aussi chez Éphrem) :
Tolkien Faërie et Christianisme, éd. Stratford Caldecott, Didier Rance, Grégory Solari, Ad Solem, 2022.
Dieu a façonné les roches, les arbres, la terre tellurique, les étoiles stellaires ainsi que ces homoncules qui marchent sur le sol dotés d’un système nerveux qui réagit à la lumière et au son. Les mouvements de la mer, le vent dans le feuillage, l’herbe verte, les vaches épaisses et lourdes et lentes, mais combien amusantes à voir, le tonnerre et les éclairs, les oiseaux qui tournoient et qui crient, les limaçons qui sortent du limon, rampent vers la vie et meurent, chacune de ces choses est dûment enregistrée par notre cerveau dans les circonvolutions duquel elle laisse une marque indélébile. Cependant les arbres ne deviennent des « arbres” que lorsqu’ils sont ainsi nommés par celui qui les voit, et encore pas avant que ne soient apparus des êtres doués de parole - faible écho, pâle image de ce qu’est le monde - ni photo ni enregistrement, non ! - mais pure divination, rire enjoué - réaction spontanée de ceux qui se sentent - car tout cela, il faut d’avance le deviner - travaillés par des mouvements apparentés à la vie et à la mort des arbres, des bêtes, des étoiles : libres captifs limant les barreaux de leur prison imaginaire, s’appuyant sur leur expérience pour mieux sonder l’avenir enfoui dans le cerveau de Dieu, et creusant des chemins à l’esprit à partir du sens15).
Tolkien est comme Éphrem un poète, même s’il n’emploie pas le mot de « parabole » pour désigner son art16). Comme l’oisillon d’Ephrem, tous les êtres, humains, autres espèces intelligentes, animaux, arbres et autres, qui apparaissent dans son œuvre ont leur existence propre et des leçons à nous donner – et de même le Recouvrement, l’Eucatastrophe, l’Évasion, la Consolation, qui expriment une « force » vivante et non pas un concept. Tolkien est lui aussi un grand imaginatif (même s’il appelle plutôt Art ce que Samuel T. Coleridge et John H. Newman17) appellent Imagination), ce qui donne à sa Faërie, si on suit la Grammaire de l’Assentiment, le grand œuvre de Newman en ce domaine, cette capacité de susciter la créance qu’on accorde au réel, alors que l’intellect en reste à l’assentiment notionnel18) ? C’est pourquoi Tolkien y voit « une lueur et un écho lointain de l’evangelium (évangile) », pour lui la réalité de la réalité19). Nous pouvons donc revenir à Hinieldus et la question d’Alcuin : la position de Tolkien sur la Faërie et les mythologies a bien des antécédents dans le christianisme, pensons au Teste David cum Sybilla du Dies Irae et de la Sixtine, au compagnonnage de Virgile avec Dante dans la Divine Comédie, et à Éphrem ouvrant le Livre de la Nature.
n réalité Éphrem et Tolkien ont en commun comme grand adversaire, non pas le paganisme et ses mythes, mais le rationalisme qui prétend tout comprendre et se rendre « maître et possesseur » de tout par la raison et le calcul. Éphrem l’appelle plusieurs fois « le poison des Grecs » (la pensée philosophique hostile au christianisme). Il voit ce poison répandu dans les hérésies, à commencer par la plus importante à son époque, l’arianisme20), qui bénéficie de plus du soutien du pouvoir politique. Arius a en effet reçu une formation philosophique et sa réflexion passe le dogme chrétien au crible de la philosophie et de la logique. Pour lui, le Fils ne peut être Dieu, seul Dieu est Dieu, le Fils n’est que son ouvrage (ses disciples iront plus loin : le Fils est une créature comme l’est la sauterelle). Éphrem relève ce défi, et ce combat occupe une place importante dans le volet polémiste de son œuvre ; il l’emportera, et il est crédité d’avoir débarrassé sa région de toute influence arienne et plus largement hérétique (mais il ne se bat qu’à coup d’hymnes et de prières).
L’arianisme va ressurgir peu après en Occident, en particulier chez les Goths et autres peuples germaniques et nordiques. Étonnante mais intéressante convergence, en août 1973 (peu avant son décès), lors d’un déjeuner qu’il partage avec Robert Murray, Tolkien soutient « avec une grande vigueur » que
l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire européenne est le fait que les Goths sont devenus ariens ; sinon, leur langue, prête à devenir classique, aurait été enrichie non seulement par une grande version de la Bible mais aussi, sur les principes byzantins, par une liturgie en langue vernaculaire qui aurait servi de modèle à tous les peuples germaniques et leur aurait donné un catholicisme indigène qui ne se serait jamais brisé,
avant de se lever et de chanter le Notre-Père en gothique « sur des tons splendidement sonores »21). Il rêve de refaire un « gothisme, catholique » renouant avec la période antérieure à l’arianisme22).
Ces épisodes montrent qu’au-delà de leur commune fixation sur l’arianisme, Éphrem et Tolkien partagent la même aversion envers ceux que le premier appelle les « scrutateurs »23) et le second « ceux qui se tiennent debout, la tête farcie de connaissances ». Pour Éphrem,
Qui est capable d’examen
comprendra ce qu’il examine.
Un savoir qui peut contenir
l’Omniscient est plus grand que lui…
Loin s’en faut ! Que soit anathème
l’examen du Père et du Fils,
orgueil de cendre et de poussière24).
Et, pour Tolkien :
Mais je ne marcherai pas avec les singes progressistes, qui se tiennent debout la tête farcie de connaissances. Devant eux s’ouvre béant le sombre abîme vers lequel tend leur course, si, Dieu merci, le progrès finit par s’arrêter, au lieu de continuer inlassablement sa route stérile et vaine sous d’autres noms. Je ne foulerai pas, Messieurs, votre route plate poussiéreuse et tournerai le dos à votre monde immuable où le petit créateur avec son art de créateur n’a plus rien à faire. Je ne briserai pas encore mon petit sceptre d’or en m’inclinant devant la Couronne de Fer25).
phrem et Tolkien se sont penchés sur la création, à la fois comme événement primordial et comme actualité continue. Le récit, le mythe, sont les seuls langages possibles pour le faire (comme, au niveau scientifique, le Big Bang, le Big Crunch ou les Multivers). Éphrem distingue plusieurs créations. D’abord celle introduite par le remzo (signe de la tête, en syriaque, d’où ordre secret de Dieu, vouloir intemporel, ineffable), la création en son principe, que seul le Fils connaît. Puis il poursuit par la création par la Parole : la lumière, puis l’univers visible26).
Chez Tolkien, de même, ce n’est pas d’abord une parole prononcée mais une pensée qui fait naître les Ainur et leur musique dans le Silmarillion, même s’il a pu recevoir plutôt de la philosophie du XIXe siècle une conception de la musique comme essentiellement idéelle et créatrice d’un univers propre27). Réécrivant la Genèse pour en faire une partition musicale, Tolkien semble poser un primordial musical, mais Éphrem lui aussi imagine la création de l’Univers réalisée par le Fils Éternel sur sa lyre divine (avant de récidiver pour l’Ancien Testament et pour son incarnation, qu’Éphrem qualifie de « semblable au chant d’une lyre »28). Tous deux peuvent d’ailleurs s’appuyer dans leurs considérations sur la musique sur la Bible où il est dit que29) « les étoiles du matin éclatent en chants d'allégresse, et tous les fils de Dieu poussent des cris de joie » 30).
Éphrem, suivant la Bible, évoque aussi l’abîme des eaux, des flots, entre les deux phases de la création31) et, pour Tolkien, « il est dit par les Eldar que vit encore dans l’eau l’écho de la musique des Ainur plus que toute autre substance de la terre »32) ; il est l’héritier de la musique des sphères antique et de la mythologie finnoise (dans cette dernière, les Dieux de la mer jouent de la harpe sur les flots, comme d’ailleurs le Fils à la Création chez Éphrem)33).
Quant à la lumière, si importante chez Éphrem34), elle n’est pas absente de la Genèse revue par Tolkien : pensons au rôle de luminaires des lampes de Valar quand la nuit n’existe pas encore dans le Silmarillion. Il fait aussi de l’homme
ce sous-créateur, à travers qui la lumière se réfracte et passe du Blanc unique à une multiplicité de teintes qui se combinant les unes les autres créent sans cesse de nouvelles formes qui voyagent d’un esprit à l’autre35).
Lumière et musique conservent d’ailleurs quelque chose de leur origine divine tout comme de leur vocation à l’éternité bienheureuse, qui peuvent être réactualisées par le croyant. Éphrem développe ainsi à la fois l’idée d’un œil de lumière en nous et celle du chant (de louange) comme condition même de la vie :
Tant que je vis je veux louer,
pas comme si j’étais sans vie.
Je louerai tant que je vivrai,
pas comme un mort chez les vivants…
Notre génération ressemble
à une feuille dont le temps
s’achève lorsqu’elle est tombée.
Bref est le temps de notre vie,
la louange peut l’allonger.
La mesure de notre amour
nous obtiendra par la louange
la vie qui n’a pas de mesure36).
On trouve un écho de ces vers dans une lettre de Tolkien37) : la fille de son éditeur lui écrit un jour : « Que répondriez-vous à cette question : “Quel est le but de la vie ?”, pour un projet scolaire ». Tolkien prend au sérieux cette demande et répond par une longue lettre, voulant partir de l’essentiel, non d’une opinion mais d’une réflexion sur ce qu’a voulu le Créateur comme « but de la vie ». Pour lui, il ne peut y avoir de doute : c’est de nous permettre « accroître selon nos capacités notre connaissance de Dieu par tous les moyens dont nous disposons, pour en être portés à Le louer et à Lui rendre grâce. Faire comme nous le disons dans le Gloria : Laudamus te, benedicimus te, adoramus te, glorificamus te, gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam - nous te louons, nous te bénissons, nous t’adorons, nous te glorifions, nous te rendons grâces, en y associant toute la création pour ton immense grâce ». Notre vie est donc une classe de chant pour nous préparer aux chœurs célestes, exactement ce qu’écrit Éphrem dans son poème sur la louange qui nous obtiendra « la vie qui n’a pas de mesure ».
Autre dimension commune en ce domaine, à la fois métaphysique et musicale : la notion de pacte primordial (ou : cosmique) entre Dieu, la nature et l’homme. Robert Murray a montré comment, avant Éphrem comme chez lui, dans la Bible et dans nombre de cosmologies extra-juives - Orient, monde celte ou monde finnois -, la Création est un ordre cosmique voulu par Dieu, fondé sur la justesse/justice, incluant pour les hommes un ordre social et moral38). Cette justesse, au sens tant musical qu’existentiel et moral, est aussi au cœur de la mélodie primordiale dans le Silmarillion de Tolkien.
La contemplation des astres du ciel comme témoignage de cette beauté inspire nos deux auteurs. Éphrem, tout en condamnant les « astrologues » chaldéens qui font de ces astres ceux qui déterminent nos vies et affirme au contraire qu’ils « ne sont point maître de notre liberté, mais serviteurs car… Dieu gouverne tout »39), connait leur nom et les chante. Un dessin particulier d’étoile retient son attention, le pentacle, vieux symbole pythagoricien repris par le christianisme et qui signifie la perfection. Éphrem le rapporte au Christ et à la croix, mystères centraux de la foi40). Tolkien écrit de son côté à propos des étoiles des lignes magnifiques :
Il ne voit pas d’étoiles celui qui ne les a pas d’abord vues de vif argent prenant tout à coup feu comme des fleurs dans une vieille chanson dont l’écho vous poursuit longtemps41).
Il écrit que l’île de Númenor, que l’on retrouve dans nombre de ses écrits ou esquisses, ressemble à un pentacle, inscrit dans un cercle42). Il cite aussi le pentacle dans Sire Gawain, sur l’écusson, symbolisant les cinq vertus43). Éphrem voit de plus dans les étoiles une forte présence mariale, le « rayonnement de Marie »44). Dans le Seigneur des Anneaux (SdA), Tolkien en donne une expression poignante et évidemment mariale, qu’il faut lire à la lumière de l’homélie célèbre de saint Bernard de Clairvaux (« Regarde l’étoile, invoque Marie… » ). Frodo et Sam sont dans le Mordor, leur quête est sans espoir quand
là, Sam vit, pointant au milieu des nuages légers qui dominaient un sombre pic haut dans les montagnes, une étoile blanche scintiller. Sa beauté lui poignit le cœur, tandis qu’il levait les yeux au-dessus de la terre perdue, et l’espoir lui revint. Car, tel un trait, claire et froid, la pensée le transperça qu’en fin de compte l’ombre n’était qu’une petite chose passagère : il y avait de la lumière et une beauté supérieure à jamais hors de son atteinte45).
Entre ciel et terre (et eau), il y a la perle, un des symboles dont les significations sont les plus universelles et qui a été largement utilisé dans le christianisme antique46). La légende veut qu’elle naisse du ciel, d’un éclair qui frappe et ouvre une coquille. Sa pureté et sa valeur lui donnent valeur spirituelle. Elle est citée dans l’Évangile comme parabole du Royaume. Éphrem lui consacre cinq longues hymnes et voit en elle le don de l’éternité (la foudre céleste) et le symbole de la foi, car la perle est un don gracieux venu d’en haut que l’homme ne peut fabriquer, seuls le dépouillement et humilité des pêcheurs peuvent la trouver, or elle vaut tous les risques. La vraie perle, c’est le Verbe fait homme par l’éclair de l’Esprit Saint :
Un jour parmi les jours,
mes frères, j’ai pris une perle.
J’ai contemplé en elle
tous les symboles du Royaume,
images et figures
de la majesté du Seigneur.
Elle devint fontaine :
j’y bus les mystères du Fils47).
De son côté, Tolkien, selon Tom Shippey, s’intéressera toute sa vie au mythe et au symbole de la perle à partir d’une des variantes médiévales d’un poème à la symbolique complexe et aux techniques subtiles sur lequel il a beaucoup travaillé, dont il a écrit sa propre traduction et qui peut avoir influencé sa conception de la Lórien48). Compte tenu de la popularité médiévale des poèmes d’Éphrem (ou des Pseudo-Éphrem) une influence de ce dernier, médiatisée, est possible.
Passons à la terre. Tolkien écrit dans Mythopoeia, juste après sa phrase sur l’étoile, « Et la terre elle-même ne devient “terre” que lorsqu’on lui reconnaît les entrailles d’une mère qui a donné naissance »49). Cette maternité de la terre personnifiée comme être ayant désir et volonté (ou sa stérilité, selon le contexte) est une nouvelle rencontre entre nos deux auteurs : cette fécondité/stérilité d’une terre personnifiée est un thème si cher à Éphrem que le livre de référence sur ses symboles contient environ 70 mentions de celui-ci50).
Les jardins et les arbres de la terre jouent un rôle important dans la symbolique de nos deux auteurs. Les Hymnes sur le Paradis d’Éphrem se servent de toutes les ressources de la pensée mythique avec les arbres de cet Hortus conclusus bienheureux qui y sont de véritables personnes qui « font signe » aux bienheureux, abaissent leurs branches pour leur offrir un « accueil radieux », leur offrent leurs fruits et même « laissent tomber des fruits à la façon des miettes » en dehors de la clôture du Paradis pour ceux qui n’y sont pas admis – Éphrem ajoute qu’il craint d’en être51). Les arbres-personnes de ces Hymnes sur le Paradis sont comparables, pour l’imagination créatrice, à celle des Ents chez Tolkien, dont par ailleurs l’hortus conclusus de Galadriel ne cache guère son inspiration chrétienne. De plus Éphrem croyait que l’Eden existait toujours, préservé, quelque part sur terre et Tolkien n’en est pas loin avec la Lórien.
Il y a chez nos deux auteurs une prédilection pour la force symbolique des sources, des fontaines, des rivières dont l’eau chante. Pour Éphrem l’eau ne signifie pas seulement l’eau de la création, elle est la création continuée et nous régénère, à commencer dans le baptême52). Chez Tolkien, pensons à la Lórien ou à Tom Bombadil et Baie d’Or.
La symbolique du monde animal et ce qu’il représente est non moins forte chez nos deux auteurs. Éphrem la lie au pacte primordial entre Adam et le monde animal, renouvelé par Jésus au désert :
Il sortit avec les animaux
Qui s’agenouillèrent et le vénérèrent53).
Pour lui l’amitié était la note première de la relation entre l’homme et les animaux. Au Paradis, les animaux viennent vers Adam pour recevoir leur nom « comme vers un berger aimant, passant devant lui sans aucune crainte selon leur espèce et leur race » (Commentaire sur la Genèse, 2).)). Il précise bien que c’était avant la Chute54) , mais il croit qu’il en reste quelque chose dans la solidarité qui existe non seulement entre les hommes mais avec le monde animal. Il faut
se rendre attentif même au monde animal, comprenant que nous en avons besoin, et que ce besoin réciproque nous tient dans l’amour, c’est évident55).
Nous retrouvons la même attitude chez Tolkien dans sa Faërie56). Le chien Huan et son amitié étroite avec Lúthien et Beren en est un exemple particulier57), mais on peut aussi évoquer celle du poney Bill avec Sam dans le SdA.
Toutefois, pour l’un comme pour l’autre, les animaux peuvent eux aussi dégénérer et devenir monstrueux – le ventre du poisson de Jonas chez Éphrem (dans une hymne douteuse), les chevaux des Nazgûl chez Tolkien, sans parler de la Mort, ogre qui se vante d’être un « gouffre qui tout avale et engloutit »58) chez Éphrem, comme Shelob chez Tolkien.
Ainsi ces deux poètes se font dans leur œuvre l’écho du Dieu poète et musicien59), avant la Chute, ou plutôt les Chutes. La Création est d’abord – le jardin d’Eden chez Éphrem, ses créations mythopoïétiques chez Tolkien – un monde enchanté et harmonieux où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent »60), tout de beauté.
phrem et Tolkien insistent : l’homme est investi par Dieu, à son niveau de créature, d’une puissance de création. Pour Éphrem, l’agir humain est un reflet, une image de l’agir divin, quoiqu’à un niveau ontologiquement appauvri (il donne un exemple : pour avoir de l’eau, Dieu crée les nuages, tandis que l’homme doit creuser pour avoir un puits, ce qui lui évite de tomber dans l’autodivinisation)61). Il va jusqu’à qualifier l’homme de « dieu créé » défini par la liberté, la volonté, la puissance et la parole62). Chez Éphrem, elle est première :
Ou encore, avec un accent quasi-tolkienien sur la sous-création :
Cette liberté est créatrice,
Elle est à la ressemblance du Très Haut65).
Quant à Tolkien, parlant de la Faërie, liberté créatrice littéraire la plus haute, il écrit dans Du Contes de fées :
« Abusus non tollit usum ». La fantaisie reste un droit de l’homme : nous créons à notre mesure et dans notre façon dérivée, parce que nous sommes créés : et non seulement créés, mais créés à l’image et à la ressemblance d’un Créateur.
Éphrem et Tolkien se rejoignent ainsi en ce que leur vision de l’homme est essentiellement une anthropologie de la liberté créatrice. Éphrem insiste : Dieu nous a créés sans nous demander notre avis mais c’est par notre liberté coopérant avec lui que nous pouvons être sauvés66). Parmi les Pères, il est le grand chantre de la liberté humaine contre le déterminisme, qui tend à niveler tout le créé, à l’écraser, alors que la liberté donne à chacun son individualité propre67). On frôle le pélagianisme68), mais c’est bien plus subtil : Dieu seul sauve mais il le fait en utilisant nos actes bons libres et en ce sens nous sommes réellement responsables de notre destin. Il place ainsi le mal dans la sphère de la liberté, et donc de la responsabilité personnelle69).
Tolkien lui aussi laisse entendre une aide transcendante mais celle-ci ne s’impose ni ne se substitue pas à la nôtre. Le « Seigneur des anges et des hommes – ainsi que des elfes »70) soutient, mais discrètement et sans l’ôter, liberté et responsabilité : « Derrière cela, il y avait quelque chose d’autre à l’œuvre »71) ne remplace pas la quête et ses risques. Même s’il a exploré dans son Legendarium des formes de déterminisme, de fatalisme ou de réincarnation, Tolkien est un chantre de la liberté et de la responsabilité personnelle comme le montre ce court dialogue entre Frodo et Gandalf au début du SdA :
- Je voudrais que cela ne se soit pas passé en mon temps.
- Moi aussi, et aussi tous ceux qui vivent pour voir de tels temps. Mais ce n’est pas à eux de décider. Tout ce que nous avons à décider c’est que faire du temps qui nous est donné.
Il laisse – W.H. Auden le remarqua72) – un rôle central donné au choix. Il faut sans cesse choisir, entre bien et mal, entre beau et laid, entre vérité et mensonge. Et ce rôle du choix à faire librement demeure même quand son enjeu n’est rien de moins que le destin de la Terre du Milieu, du monde. On peut penser au « nous sommes condamnés à être libres » de Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant, mais Tolkien s’en écarte aussitôt : au cœur même de l’incertitude, de l’angoisse et parfois du désespoir de ce choix crucial à faire et que le héros doit assumer à partir de sa seule liberté, il découvre qu’il est comme effleuré par une bienveillance bonne qui vient de plus haut, qui est hors d’atteinte du mal, et cela le soutient, ainsi Sam et l’étoile dans le Mordor.
Parmi les symboles liés à l’homme, nos deux auteurs attachent une grande importance au vêtement. Pour n’en citer qu’un type, le vêtement blanc est la robe ou tunique de lumière d’Adam et d’Ève pour Éphrem, qui les habille au Paradis premier, avant que la Chute n’éteigne cette lumière qui les revêt et que les deux se découvrent nus ; mais le baptême la rallume73). Chez Tolkien, pensons à la robe de Gandalf le Blanc après son combat avec le Balrog et la mort dans le SdA.
Tous deux insistent aussi sur la symbolique du miroir. Pour Éphrem, il sert à révéler le dessein de Dieu sur l’homme. Il le fait comprendre dans une saynète : on apprend à son époque à parler à un perroquet (« créature apparentée à l’homme », précise-t-il) en le mettant devant un miroir et en lui parlant ; l’oiseau croit avoir un congénère en face de lui et répond peu à peu, et finit par converser avec nous. Dieu nous éduque de même par et derrière sa Parole dans l’Ancien Testament et quand nous sommes prêts, nous parle en face à face par sa Parole incarnée74). Le miroir est aussi chez lui le symbole de l’Évangile, qui se fait miroir dans lequel nous lisons d’où nous venons et vers où nous allons, Paradis ou Enfer selon qui le regarde75). Comment ne pas penser ici aux miroirs, important motif narratif chez Tolkien, et en particulier au miroir elfique de Galadriel et à ce qu’elle en dit, ou à ces types de miroir magique que sont aussi les Palantír ?
Autre symbole, la porte, chacune avec sa personnalité propre. Chez Éphrem la porte du Paradis, si on va à sa rencontre avec la bonne clé, « accourt vers toi, te sourit et, toute attentionnée, adapte sa taille à celui qui y entre, se faisant petite ou grande »76). Chez Tolkien, les portes sont bénéfiques ou maléfiques, seules ou liées à d’autres êtres (les exemples sont nombreux dans le SdA).
La marche, l’Homo viator77), inspirent Tolkien comme Éphrem. Le symbolisme de la route est structurel chez les deux : la vraie vie est marche. « La route continue, encore et encore », chantent Bilbo et Frodo, parabole chantée de leur quêtes respectives78), et le SdA est un long récit de voyage tout comme son émouvant Feuille, de Niggle79), magnifique parabole dont on se rend compte combien elle est réaliste en vieillissant. Éphrem compare de même notre vie et ses étapes aux caravansérails de son époque servant aussi de relais de poste des grandes routes orientales qui existaient déjà à son époque : il s’agit en faisant route de choisir les bons, ceux tenus par les prophètes et les apôtres80).
a pensée d’Éphrem a été qualifiée par nombre de ceux qui l’ont étudiée comme « sacramentelle » ; le même qualificatif a été utilisé pour Tolkien81). L’eucharistie le montre. Au plan existentiel, on sait le rôle qu’elle joue dans leurs vies : Éphrem écrit (parmi bien d’autres hymnes sur le même thème):
et Tolkien, qui était par ailleurs un messalisant quotidien84) :
Hors des ténèbres de ma pauvre vie, si pleine de frustrations, je mets devant toi la seule grande chose à aimer sur la terre : le Saint-Sacrement…85).
En ce qui concerne l’œuvre, Éphrem, dont nous avons vu que chez lui le terme pour l’Eucharistie désigne aussi le Christ, y consacre de nombreuses hymnes, insistant sur sa conservation (contrairement à la manne dans le désert), sur la force du Christ et de l’Esprit Saint présente en elle et qu’elle transmet à la volonté, sur le réconfort qu’elle apporte. Ce pain de vie et remède de vie, fait fuir les ennemis, conduit vers la victoire, le Paradis des fins dernières86).
Le lembas est bien sûr le point de rencontre essentiel. Tolkien le caractérise comme « waybread » qui signifie « plantain » selon les dictionnaires anglais, mais aussi, étymologiquement, morceau ou provision pour la route, autrement dit viatique (le terme signifie soit les provisions pour un voyage, soit la communion eucharistique apportée pour fortifier avant le grand voyage de la mort). À cette appellation Tolkien ajoute « nourriture concentrée » et donne ensuite cette importante précision : dans son livre, le lembas a deux fonctions, la première (provision de route) liée à l’histoire, « mais c’est relativement sans importance. Il a aussi une signification bien plus grande, qu’on pourrait, avec hésitation, appeler d’un genre “religieuse” ». Eucharistie et lembas, sont donc des viatiques87), nourriture à la fois substantielle et en même temps supersubstantielle (« au-delà de la mesure de l’espèce humaine » )88). Le lembas nourrit la volonté, les mauvais l’abhorrent et il les fait fuir etc. Mais comme Tolkien nous y invite, hésitons nous aussi avant d’aller plus loin, jusqu’à l’allégorie89). On peut ajouter, toujours pour l’Eucharistie, l’athelas feuille royale de guérison dans les mains d’Aragorn qui l’administre de façon sacramentelle, figure du Christ-Roi guérisseur et bon docteur du « remède de vie » chez Éphrem (c’est un des noms préférés de l’Eucharistie chez Éphrem ; d’ailleurs le lembas a lui aussi des vertus curatives).
Non moins sacramentel, en un sens plus large, est l’usage que Tolkien comme Éphrem font d’un temps double, celui dans lequel les créatures vivent, qu’on peut appeler temps historique et temps sacré, celui de l’Éternel présent du Créateur, qui surplombe le premier (ce qui résout la question de la volonté divine par rapport à la liberté humaine). Ces deux temps ne sont pas hermétiquement séparés ; le temps sacré se rend « sensible » dans le temps des créatures, le nôtre, de diverses façons, en particulier dans ce qui est cyclique (c’est pourquoi le temps liturgique, qui est tel, est en réalité à la fois Ciel descendu sur la Terre et Terre montée au Ciel). Dans le temps sacré des événements distincts voire lointains les uns des autres dans le temps historique sont en réalité « contemporains ». Éphrem rend ceci sensible dans ses hymnes exubérantes sur les fêtes de l’année liturgique, liant à la liturgie les événements de la vie du Christ, la nature (ainsi Pâques, quand le Printemps mêle rosées matinales, concert floral, tonnerre du ciel, joie des croyants, brassées de voix d’enfants, verdoiement des pâturages pour accueillir le Christ ressorti du tombeau)90) et les événements de l’Ancien Testament (l’Annonciation le jour où l'agneau pascal était enfermé, Crucifixion celui où il était immolé)91). Tolkien fait lui aussi jouer le temps sacré à travers des marqueurs (chrétiens) : c’est même une des signatures chrétiennes (discrète mais facile à trouver) les plus fortes du SdA : Annonciation, Noël, mais aussi la saint Michel pour un départ et la saint Raphaël pour une guérison.
On pourrait rechercher d’autres convergences, ainsi la centralité de l’amour ou les vertus ordinaires, mais passons aux fins dernières. Ni Éphrem, ni Tolkien ne doutent de la victoire finale du Christ, quoique le second voie le temps qui nous en sépare de façon plus sombre que le premier :
En fait je suis un chrétien et en effet un catholique romain, de sorte que je n’attends pas de l’Histoire qu’elle soit autre qu’une “longue défaite” – quoiqu’elle contienne (et dans la légende puisse contenir de manière plus claire et émouvante) quelques exemples ou aperçus de la victoire finale92).
Les deux concordent : il faut s’échapper, non de la prison du temps, mais de celle du mal. Pour Éphrem le baptême dont l’Exode des Hébreux est le type, nous fait nous évader de cette servitude93). Pour Tolkien, c’est un des buts du conte que de tenir éveillé le désir de “l’évasion du prisonnier” non de la “fuite du déserteur”, comme il les oppose dans Du Contes de fées. Autre thème voisin, le Recouvrement : chez Éphrem, et c’est une de ses originalités, le Paradis final n’est pas autre que l’Éden primordial infiniment rehaussé et rendu plus glorieux par le Ressuscité94).
Contrairement à la théologie chrétienne ultérieure qui développe une vision juridique du triduum pascal95) du Christ (rançon payée soit à Satan, soit au Père pour nos fautes), Éphrem, comme d’autres Pères de l’Église, en fait un drame96), mais son écriture poétique le rend encore plus saisissant et sa narration n’a pas de meilleure définition que celle de la Résurrection par Tolkien : une eucatastrophe, comme il l’écrit dans Du Contes de fées. Éphrem nous montre Satan faisant chuter l’humanité et sa comparse Mort la retenant depuis dans ses filets (le Shéol, les Enfers). Dieu trouve une ruse : le Fils venu sur terre semblera lui aussi vaincu (le Vendredi saint). Satan et Mort le croient, mais au fond du Shéol sa puissance divine fait exploser les portes du Shéol : c’est la déroute de Satan et de la Mort, qui depuis se querellent (dans des saynètes de style mésopotamien).
De plus, Éphrem, comme Tolkien, montre que cela se joue sur plusieurs tableaux. Tout comme la troisième partie du Seigneur des Anneaux nous montre en parallèle le visible, le combat désespéré de l’alliance contre les forces de Sauron et le quasi-invisible, la marche de Frodo et Sam dans l’enfer de Mordor, Éphrem relate les événements visibles du Jeudi et du Vendredi saint mais s’attarde surtout sur ceux, non-visibles, du Samedi Saint, le « descendu aux enfers » et le combat du Christ contre Satan et Mort. Et comme c’est de l’invisible, seul le mythe peut le narrer : « La descente au Shéol ne peut être décrite qu’à la façon d’un conte, sur un mode mythopoiétique ; Éphrem le fait en employant de grands effets dramatiques »97). Éphrem a même tendance à en rajouter dans la dramatisation de l’épisode du Shéol, par rapport à la sobriété des Évangiles et de la 1ere Lettre de Saint Pierre98). On peut aussi mettre en parallèle avec le dénouement du SdA99) la rage de Mort tentant vainement de refermer les Portes de l’Enfer sur le Christ et les morts qu’il entraine au dehors100).
On peut ainsi attribuer au deux le projet que Tolkien donne à son œuvre : Le thème réel selon moi est au sujet de quelque chose bien plus permanent et difficile : Mort et Immortalité : le mystère de l'amour du monde dans les cœurs d'une race « condamnée » à le quitter et, semble-t-il, à le perdre, l’angoisse dans les cœurs d'une race « condamnée » à ne pas le quitter jusqu’à l’achèvement de toute son histoire suscitée par le mal101).
Au Paradis, nous trouvons à nouveau deux esprits de même famille, Les Hymnes sur le Paradis sont, près d’un millénaire avant le Paradis de Dante (auquel l’œuvre d’Éphrem a été comparée), un guide de voyage dans un monde un monde enchanté et enchanteur où tout est joie, louange et plaisir, rires et chants, sans fin ni trêve, pour les élus, les anges, les arbres, les fleurs et les fruits, les fleuves et les fontaines, la neige, les prairies… Quant à Tolkien, il écrit qui semble une recension de lecture de ces Hymnes sur le Paradis d’Éphrem qui y ajoute se propres touches :
Peut-être qu’au Paradis l’œil, cessant de contempler le Jour éternel, pourra-t-il voir dans la lumière du jour le reflet de la Vérité. Puis se tournant vers la Terre Bienheureuse verra-t-il toute chose telle qu’elle est en réalité, mais rendue libre. Le salut ne change ni ne détruit le jardin ni le jardinier, les enfants ni leurs jouets. Il ne verra pas le mal, car le mal ne réside pas dans l’image de Dieu mais dans des yeux vicieux, non pas dans la source mais dans le mauvais choix, non pas dans le son mais dans la voix discordante. Au Paradis on ne les voit plus de travers, et quoiqu’ils se mettent à réinventer, ils ne mentent pas. Soyez certains qu’ils continueront de créer, n’étant pas morts, et que les poètes auront des flammes sur la tête, et des harpes que toucheront leurs doigts infaillibles. Là chacun pourra choisir à jamais au sein de la totalité102).
es rapprochements et même ces convergences et similitudes entre Tolkien et Éphrem, tant sur le fond que sur la forme, sont-elles l’indice d’influences et, en ce cas, à travers quels passeurs ? Une enquête s’impose pour terminer.
ans l’état actuel de connaissance des écrits et des lettres de Tolkien, il semble qu’on ne connaisse aucune référence directe à Éphrem (mais cela ne signifie d’ailleurs pas forcément qu’il ne le connaissait pas). Des pistes généalogiques (Éphrem < x et x <Tolkien) peuvent d’abord être explorées.
es liens de Tolkien avec Newman sont nombreux : de l’enfance à l’ombre de la figure du grand homme du catholicisme anglais, mort moins de deux ans avant sa naissance, au poste (très honorifique) de vice-Président de l’Association Newman, passant par Mabel Tolkien, la paroisse St Anne, le P. Morgan et l’influence de Newman sur le milieu catholique oxonien à l’époque de Tolkien103). Or Newman fut, avant de devenir catholique, la figure de proue du Mouvement d’Oxford qui tenait Éphrem en grande estime ; Brande Morris, qui le remplace parfois dans sa paroisse (et qui deviendra catholique à sa suite), publie sous sa direction un Éphrem dans la Library of Fathers104). Devenu catholique, Newman dépend d’un évêque, Wiseman105), bon syriacisant et connaisseur d’Éphrem. Sur le fond, Éphrem, Newman et Tolkien sont des maîtres en imagination créatrice. Mais aucun lien concret n’est décelable, car Newman ne cite qu’une quinzaine de fois Éphrem, et plutôt comme défenseur de l’orthodoxie de la foi - pour l’imagination, la ligne va plutôt de Coleridge à Newman et Tolkien106).
l’automne de 1920, les milieux et la presse catholiques d’Angleterre parlent bien sûr de l’encyclique que le pape Benoit XV publie en octobre pour proclamer saint Éphrem docteur de l’Église, Principi Apostolorum Petro107). Celle-ci insiste sur son génie créateur et poétique, son orthodoxie, sur son amour et son lyrisme envers la Vierge – autant de thèmes qui ne peuvent que plaire au jeune catholique fervent et créateur qu’est Tolkien, s’il lit la traduction anglaise de l’encyclique ou quelque articles, mais cela n’a pas laissé de traces concrètes.
ous l’avons plus d’une fois rencontré. Tolkien joua un rôle dans la conversion au catholicisme de ce petit-fils du premier éditeur de l’Oxford Dictionary, et leur amitié fut grande, élargie à toute la famille Tolkien. Ce dernier demanda à Robert Murray de critiquer le manuscrit et les dernières versions d’une partie du SdA 108) , il servit la première messe de son jeune ami devenu jésuite, en 1959, et ce dernier participa au lendemain de la mort de Tolkien à la messe de Requiem célébrée pour lui à Oxford.
Or Robert Murray (1926-2018) a été un des grands spécialistes d’Éphrem pour notre temps ; de plus, sa contribution propre concerne surtout la dimension symbolique et d’imagination créatrice de son œuvre109). Fut-il un intermédiaire entre Éphrem et Tolkien ? Je lui ai posé la question en 1987 et la réponse fut négative. Les dates rendent d’ailleurs cette hypothèse impossible pour le SdA, et si des discussions entre les deux amis eurent quelque impact sur Tolkien vers la fin de sa vie, lorsque Robert Murray était devenu un bon syriacisant et spécialiste d’Éphrem, nous n’en avons pas de trace écrite, à ma connaissance, chez Tolkien.
’influence d’Éphrem (et plus encore des Pseudo-Éphrem en diverses langues) sur des textes du haut-moyen âge, surtout germanique, est réelle110). Tolkien, spécialiste de la littérature médiévale, les connaît et on peut envisager une certaine influence, très indirecte, sur un point précis : les résonnances de Muspilli, un texte influencé indirectement par Éphrem, sur Beowulf dont on connait l’importance pour Tolkien et combien il a pu marquer son œuvre et sa vision créatrice – outre les parallèles pour la technique poétique allitérative111). Une autre influence, possible, indirecte et ponctuelle, peut être, si nous suivons ce qu’écrit Michael Maher112) sur les médiévales Litanies de Lorette et sur Alphonse de Liguori113) : Liguori signale la source éphrémienne (parmi d’autres) de ces litanies, qui semblent avoir influencé Tolkien pour son personnage de Galadriel.
’oratorien français est une autre amitié de Tolkien et dont le nom, comme le sien, est lié tant à Newman qu’aux légendes médiévales. Mais ses ouvrages dont les thèmes semblent avoir des résonnances éphrémiennes, de Cosmos (1983) à Mysterion (1994), sont postérieurs à Tolkien et sans référence à Éphrem.
Tout ceci ne va pas loin. Serons-nous plus heureux en recherchant des influences analogiques (x < Éphrem et x < Tolkien) ?
La piste biblique est évidente. Tous deux sont baignés de Bible, Ancien Testament autant que Nouveau. Chez Éphrem l’Écriture sainte n’est pas tant un livre qu’une personne vivante, aux professions diverses : il la compare par exemple à un marchand qui veut nous vendre ses richesses114). Ephrem habite tellement la Bible qu’il est même difficile de donner toutes les références bibliques possibles dans ses œuvres tellement elles seraient nombreuses : la plupart des mots qui composent celles-ci renvoient à leurs cousins du texte biblique hébreu ou araméen. On peut dire des œuvres d’Éphrem ce qu’on a dit des sermons de Newman et (sans doute d’autres, à commencer par les Pères de l’Église) : « Si la Bible venait à disparaître, une partie remarquable pourrait en être reconstituée à partir d’eux »115). Tolkien connait lui aussi bien la Bible à la fois par « atavisme anglais », par piété personnelle et professionnellement comme philologue et traducteur. Il a même été appelé à en traduire le livre de Jonas pour la première édition anglaise de la Jerusalem Bible116). Comme tous les deux ne s’arrêtent pas à l’écorce des mots bibliques mais à leur « force »117) appliquée aux réalités de l’univers de leurs œuvres poétiques et narratives, on peut dire aussi bien d’Éphrem que de Tolkien ce que Paul Airau écrit à propos du second :
La Bible sert de source d’inspiration pour des images, pour les descriptions, mais toujours sous la forme d’un réservoir dans lequel Tolkien puise pour le réaménager sans jamais le décalquer118).
Toutefois la valeur heuristique potentielle de cette piste n’est pas très élevée : que serait un auteur chrétien sans la Bible ?
Une autre piste, qui lui est d’ailleurs liée, est intrigante : la piste mésopotamienne. Michael Devaux me l’a suggérée : « La période créative de la Terre du Milieu date de l’époque du mandat britannique en Mésopotamie. La littérature ancestrale de ces chrétiens d’Orient a-t-elle retenu son attention ? ». La réponse n’est pas simple. Certes Éphrem, lui-même habitant de la Mésopotamie, est doublement influencé par la culture mésopotamienne antique, à la fois directement par sa persistance à son époque et à travers les influences mésopotamiennes sur la Bible. Pour nous en tenir à l’influence directe, Éphrem est un mésopotamien, et chez lui, la source mésopotamienne directe est toujours bien vivante. C’est même selon Robert Murray et Sebastian Brock une des grandes sources dont il est l’héritier (avec le judaïsme et le monde grec). Cette source est à la fois formelle (ainsi les dialogues-disputes )119) et thématico-symbolique, ainsi la Montagne du Paradis, le remède de vie etc.)120).
Et Tolkien ? Nicholas Birns a balisé cette piste et, pour lui, Tolkien « semble avoir regardé en arrière vers la Mésopotamie et vu quelque chose de lointain, de familier abstrait » et de source pour une mythopoeia biblique, la Bible faisant pour la mythologie mésopotamienne ce que Beowulf fera pour celle du paganisme nordique121). Donc une influence (le mot est même trop fort) diffuse encourageant Tolkien dans sa création, à la fois à travers la Bible et par la mode mésopotamienne de son époque est donc possible mais les parallélismes plus précis semblent sans réel intérêt important (Uruk, Sargon/Saruman, Erech…). Les résultats de cette chasse aux canaux possible d’influence d’Éphrem sur Tolkien sont donc minces.
t dans l’autre sens ? Ce n’est pas une provocation ni une blague : passé l’obstacle de sa qualification comme « plagiat par anticipation », la thèse de Pierre Bayard est féconde : la lecture ou l’étude d’un auteur peut influer celle que nous avons d’un auteur antérieur dont le premier parle122). La lecture des Évangiles en est un exemple irréfutable, qu’on la lise avec le regard de Bulltman, de Grelot, des « lectures matérialistes » qui eurent leur heure de gloire, de Meier, de Benoit XVI ou de Bauckham, on n’y lira pas la même chose. On peut dire ceci pareillement de toutes les grandes œuvres de la littérature mondiale. Et de même pour Tolkien, selon que vous croyez ou non que son christianisme fervent ait pu avoir une grande importance pour son œuvre, vous ne la lirez pas de la même façon. Ici une piste est possible : l’accent mis par Robert Murray sur les dimensions symbolique et d’imagination créatrice de l’œuvre d’Éphrem consonne avec ce qu’il a pu apprendre par Tolkien, dont il a été un des premiers lecteurs en dialogue avec lui sur son oeuvre et qu’il a poussé à préciser sa pensée123). Il est donc possible de parler d’influence de Tolkien sur Éphrem à travers Murray, c’est-à-dire sur Éphrem tel que nous le connaissons mieux aujourd’hui grâce aux travaux de Robert Murray.
cette recherche d’influences, finalement guère fructueuse, il vaut mieux substituer celles de parentés. Outre les parentés évidentes : chrétiens, familiers de la Bible et de vieilles mythologies, poètes, créateurs, il s’en ajoute une, sur laquelle Robert Murray attire notre attention124) quand il définit Éphrem comme « poète parce que théologien, théologien parce que poète », avec Grégoire de Narek125) et Dante. Pour lui, le rôle du grand poète-théologien, ainsi Éphrem, est à la fois un vrai poète (et dans son cas un très grand poète) et, en même temps un vrai et grand penseur de la foi qu’il professe et dont il vit. Chez le poète-théologien Éphrem, poésie et théologie spirituelle se nourrissent l’une de l’autre126).
Et Tolkien ? Son ami Murray ne l’ajoute pas à sa short-list, mais il le mériterait. Qu’il soit véritablement poète est évident, fort au-delà de ses poèmes au sens strict, et d’abord par sa création (poesis) d’un extraordinaire monde secondaire, tout comme au niveau spéculatif par la vision qu’il développe dans Mythopoieia, dans Du Contes de fées et ailleurs. Qu’il soit théologien peut l’être admis également, non pas au sens technique moderne de spécialiste professionnel dûment diplômé, mais au sens de l’Église primitive, celui d’Evagre le Pontique127) (et d’Éphrem) : est théologien celui qui vit de sa foi et l’exprime, à commencer par la prière128). On peut ajouter pour conclure une dernière convergence. Sans qu’il ignore la culture classique et chrétienne de son époque, surtout helléniques, l’horizon culturel et spirituel d’Éphrem est araméo-syriaque : Bible et traditions extra-bibliques essentiellement mésopotamiennes et perses. Sebastian Brock voit en lui
un auteur susceptible d’intéresser beaucoup tous ceux qui, en Asie, en Afrique ou ailleurs, sont aujourd’hui à la recherche d’un christianisme qui ne soit pas alourdi par le harnachement culturel et intellectuel de l’Europe129).
On pourrait ajouter au mot « christianisme » les termes « et une vision du monde », et aux mots « en Asie, en Afrique ou ailleurs » les termes « et dans l’Europe touchée par le post-christianisme et la world culture ». De même Tolkien, pétri d'une culture classique (comme Éphrem) mais augmentée de plus d’un millénaire et demi de culture européenne, vit largement ailleurs, dans un horizon autre, médiéval, nordique, et de Faërie. N’est-ce pas une raison qui fait de lui aussi « un auteur susceptible d’intéresser beaucoup » ?
S’il n’y avait qu’un sens à donner aux Écritures, le premier interprète le trouverait et les autres auditeurs n’auraient plus le fatigant travail de la recherche, ni le plaisir de la découverte. Mais chaque parole de Notre Seigneur a sa forme et chaque forme a beaucoup de membres, et chaque membre a sa physionomie propre. Chacun comprend selon sa capacité et il interprète comme il lui est donné.»
De son côté, Tolkien écrit, à propos de son œuvre : « Bien qu’on puisse en cela (son œuvre) se souvenir des Évangiles, en fait ce n’est pas du tout la même chose. L’Incarnation de Dieu est infiniment plus grande que quoi que ce soit que j’oserais écrire » (Lettre 181).Qui, pour ma faiblesse, m’a englouti
dans ces vagues qui jamais ne s’arrêtent ? /…
Vague contre vague elles se rencontrent
tandis qu’au milieu d’elles je me tiens ;
Aussi je vais crier, comme Simon :
« Tire-moi donc, Seigneur, comme Simon,
je suis englouti par ce flot de vagues !
Pitié ! Viens au secours de ma faiblesse » (Hymnes sur la virginité, 7, 15).
La Fantaisie est une activité humaine naturelle. Elle n’anéantit certainement pas la raison, ni même ne l’outrage ; et n’émousse pas non plus l’appétit de vérité scientifique, ni n’en trouble la perception. Bien au contraire. Bien au contraire. Plus la raison est claire et pénétrante, meilleure sera la Fantaisie qu'elle engendre.
Ce monde primordial, reconnu dans toutes ses dimensions, c’est donc ce que les Pères grecs et Augustin encore appelleront, reprenant la terminologie de ses « platoniciens », le monde intelligible. Mais dans la description et l’interprétation qu’ils en donnent, on voit que c’est le monde angélique dont toute la Bible suppose la présence invisible à l’arrière-plan de toute la réalité visible.
Les régions du monde
pour lui sont toutes proches,
Et la mer, et les terres
sont pour lui des voisines,
Il n’y a que l’église
qui est trop loin pour lui !
Mais il s’agit de l’Éphrem grec, non considéré aujourd’hui comme authentique, même si l’esprit est éphrémien.Je pars en voyage difficile et dangereux.
Toi, ô Fils de Dieu, j’ai pris mon Viatique.
Quand j’aurai faim, je me nourrirai de Toi.
Le feu infernal ne s’aventurera pas près de moi,
car il ne peut supporter le parfum de Ton Corps et de Ton Sang.
(Carmina Nisibena, 52).Mort : Toi, Mauvais, seul t’écoute qui le veut;
moi, vient à moi qui le veut,
mais autant celui qui ne le veut pas.
Satan : Toi, Mort, tu n’as que la force brutale
moi, j’utilise aussi bien
les filets que les pièges de la ruse.
Mort : Ton nom, Satan, est un objet de haine,
tu n’y peux rien changer,
tous maudissent ton nom. Cache ta honte !
Satan : Ton oreille est dure et tu n’entends pas,
Mort, combien tous les hommes
hurlent contre toi. Cache-toi toi-même !…
Satan : Ô Mort, les hommes haïssent ton nom
et tout ce que tu fais ;
mon nom est haï, mon plaisir aimé ! …
Chœur : Béni soit-il, celui qui a fait se battre
ces esclaves détestés,
afin que nous, nous puissions rire d’eux,
comme eux avaient ri de nous….
Et ce rire, frères, vaut promesse :
quand nous ressusciterons,
nous serons encore à même de rire !