« Teleri
signifiait “ceux au bout de la ligne, les derniers” et était manifestement un surnom qui fut créé au cours de la Marche, lorsque les Teleri, les moins enclins à partir, traînaient souvent loin derrière. ([Il s’agissait d’]une simple formation agentale (
comme *abaro
> *abar
, dérivé de *ABA)
du radical *TELE, dont le sens premier semble avoir été “clôre, finir, arriver au bout” : d’où en q. telda
“dernier, final” ; tele-
verbe intransitif “se finir, se terminer” ou “être la dernière chose ou personne dans une série ou une suite d’événements” ; telya
verbe transitif “finir, clôturer, conclure” ; telma
“une conclusion, quelque chose utilisé pour terminer un travail ou une affaire”. […]) »
1)
près que les Eldar eurent quitté les bords du lac de Cuiviénen, tout contact cessa avec les Avari qui avaient choisi d’y demeurer2). Par conséquent, les langues des deux groupes ne tardèrent pas à diverger, signifiant la fin du quendien primitif. Pour la distinguer du parler originel des Elfes, les Lambeñgolmor elfiques appelèrent eldarin commun la langue parlée au cours de la Grande Marche. Celle-ci fut longue, et les Eldar souhaitaient souvent s’attarder auprès des merveilles qu’ils découvraient. Sitôt qu’Oromë les quittait pour un moment, ils faisaient halte jusqu’à son retour3). Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que leur langue ait considérablement changé avant même que les premiers d’entre eux ne mettent le pied en Aman4). Ainsi par exemple, l’« enclitique nominale *-ho devint -o, puisque le h médian fut très tôt perdu sans laisser de trace en e[ldarin] c[ommun]. »5) Ces premiers changements semblent avoir été en grande mesure involontaires, bien qu’ils aient été reconnus et observés par les locuteurs de l’époque6).
Il est toutefois difficile d’estimer combien de temps dura la phase de l’eldarin commun, ou même si elle eut une existence réelle. Le dialecte telerin se distingua très tôt du parler employé par les Vanyar et les Ñoldor. Des Trois Clans, les Lindar avaient été les plus réticents à partir de Cuiviénen, et leur marche était ralentie par leur nombre : c’est ainsi qu’ils y gagnèrent leur surnom7), et que leur langue se différentia de celle parlée par les deux autres8). En fait, des indices nous suggèrent que la phonologie du telerin commun, ancêtre de toutes les langues employées par les Teleri aux âges ultérieurs, commença à se distinguer des autres avant même le départ des Eaux de l’Éveil. L’eldarin commun porterait alors un nom usurpé, puisqu’il ne serait que l’ancêtre de l’ancien quenya :
« Les formes avarines [descendant de *
kwendī, “le Peuple”] citées par les Maîtres du Savoir sont :
kindi,
cuind,
hwenti,
windan,
kinn-lai,
penni. La dernière est intéressante, car elle montre le changement
kw >
p. Il pourrait être indépendant du changement en telerin commun ; mais cela suggère qu’il avait déjà eu lieu parmi les Lindar avant la Séparation. »
9)
C’est après le retour des Ñoldor en Beleriand que furent développées les théories concernant l’eldarin commun et la manière dont en descendent les langues elfiques ultérieurement parlées dans l’Ouest de la Terre du Milieu :
« Cependant, c’était certainement le contact avec le sindarin et l’élargissement de leur expérience des changements linguistiques (en particulier des changements bien plus rapides et moins contrôlés observables en Terre du Milieu) qui stimula les études des maîtres du savoir en linguistique, et ce fut en Beleriand que les théories concernant l’eldarin primitif et les interrelations de ses descendants connus furent développées. En cela Fëanor joua peu de rôle, sauf dans la mesure où son propre travail et ses théories d’avant l’Exil avaient établis les fondations sur lesquelles ses successeurs bâtirent. Il avait lui-même périt trop tôt dans la guerre contre Morgoth, surtout du fait de sa propre témérité, pour faire plus que noter les différences entre les dialectes du sindarin septentrional (qui était le seul qu’il eut temps d’apprendre) et de l’occidental. »
10)
Ce travail permit aux Ñoldor d’établir les règles comparées d’évolution phonologique du quenya et du sindarin, ce qui leur servi à adapter différents termes au gris-elfique11), en se fondant sur la forme que ces mots auraient pris s’ils avaient été connus des premiers Teleri qui vinrent à s’installer sur les rivages orientaux de Belegaer :
« Ces noms quenya furent plus tard adaptés aux formes du parler sindarin :
Atan >
Adan, pl.
Edain ;
Firya >
Feir, pl.
Fir (avec
Firion masc. sing.,
Firieth fém. sing.), pluriel de classe
Firiath ;
Firima >
Fireb, pl.
Firib, pluriel de classe
Firebrim. Ces formes, qui pour des raisons historiques ne peuvent avoir été héritées de l’eld. com., mais sont celles que ces mots auraient pris s’ils avaient été ainsi hérités, montrent qu’elles furent adaptées par des gens ayant une connaissance considérable des deux langues et une compréhension de leurs relations respectives ; c’est-à-dire qu’elle furent probablement créées par les Noldor pour leur usage en sindarin, après qu’ils eurent adopté cette langue pour leur usage quotidien en Beleriand. »
12)
Le terme eldarin est contemporain de la rédaction du « Lhammas A », et servit immédiatement à distinguer les parlers des Eldar des langues des Elfes qui refusèrent de partir pour Valinor, qui portaient le nom de Lembi « ceux qui s’attardèrent »13) à cette époque : « Ainsi vint la première séparation des langues des Elfes en eldarin et lemberin ; car les Eldar et les Lembi ne se rencontrèrent plus pendant de nombreux âges, pas avant que leurs langues ne soient devenus pleinement étrangères les unes aux autres. »14) En revanche, le Lhammas A indiquait alors que la division suivante sépara les langues du Beleriand, portant le nom d’ilkorin de celles des Elfes d’Aman, et n’eut donc pas lieu avant que l’ensemble des Kalaquendi n’aient pris la Mer pour Valinor : « Après nombre d’années, la langue des Ilkorindi de Beleriand présentait toujours une parenté avec le telerien, et ainsi le quendien fut divisé en trois : eldarin, ilkorin et lemberin ; mais ce dernier était dispersé et varié et ne fut jamais un. »15)
Pourtant, dès le « Lammasethen » apparaît la notion que la langue des Teleri différait quelque peu de celle parlée par leurs cousins Vanyar et Ñoldor, alors nommée koreldarin, du fait du séjour prolongé des premiers en Beleriand. Cela reviendrait à fixer la fin de l’eldarin commun au départ des deux premiers Clans des Elfes pour les Terres Immortelles : « De la sorte, on verra que le telerin, dernier à quitter la Terre du Milieu et isolé pendant un âge et dix ans des Valar, d’abord en Beleriand et après à Tol Eressëa, changea plus que le koreldarin. »16) Aussi faut-il croire que la différence essentielle avec le panorama final des langues elfiques tient plutôt à la date à laquelle celui-ci laissa place aux langues ultérieures qu’à la nature même de la scission.
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