Cet article a été publié dans l'ouvrage Tolkien, le façonnement d'un monde, volume 1 — Botanique & Astronomie.
Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
Cet article a été publié dans l'ouvrage Tolkien, le façonnement d'un monde, volume 1 — Botanique & Astronomie.
armi les objets célestes évoqués dans le Seigneur des Anneaux, il en est un dont la description est des plus mystérieuses1) : la Couronne de Durin que l’on voit se refléter dans le Kheled-zâram, le Lac du Miroir proche de la sortie orientale de la Moria. Gimli s’en fait le chantre, dans le chapitre « Un voyage dans l’obscurité »2) :
Il se baissa et regarda dans le Lac du Miroir
Et vit apparaître une couronne d’étoiles,
Comme des joyaux sur un fil d’argent,
Au-dessus de l’ombre de sa tête.
[…]
Mais encore les étoiles noyées apparaissent
Dans le sombre Lac du Miroir privé de vent ;
Là gît sa couronne dans l’eau profonde,
Jusqu’à ce que Durin du sommeil se réveille.
Plus loin, au début du chapitre « La Lothlórien », Gimli, Frodo et Sam auront l’occasion de se pencher à leur tour sur le lac où Durin s’était vu couronné d’étoiles3) :
Ils se penchèrent sur l’eau sombre. Tout d’abord, ils ne virent rien. Puis, lentement, ils aperçurent, reflétées dans un bleu profond, les formes des montagnes environnantes, dont les cimes paraissaient des panaches de flamme blanche ; au-delà il y avait une étendue du ciel. Là, tels des joyaux plongés dans les profondeurs, brillaient des étoiles étincelantes, bien que la lumière du soleil régnât au-dessus dans le ciel. De leur propre forme, nulle ombre ne se voyait.
« […] Là, gît la couronne de Durin jusqu’au jour où il se réveillera. Adieu ! »
Avant toute chose, il nous faut déjà rappeler, à propos des gravures figurant sur les Portes de Durin, l’identification suggérée par Tolkien lui-même dans son index au Seigneur des Anneaux : « Sept étoiles (au-dessus d’un marteau et d’une enclume), emblèmes de Durin […] représentaient la Charrue »4). Pour rappel, la Charrue (angl. the Plough) est le nom donné par les Britanniques à la constellation de la Grande Ourse (dont nous appelons aussi l’astérisme principal, formé de ses sept étoiles majeures, le Chariot). Cette mention anodine, perdue dans un index plutôt dense, a généralement échappé aux auteurs qui ont essayé avant nous d’identifier la constellation apparemment perçue en reflet par Durin.
Quiñonez et Ragget se font l’écho de Patrick Wynne qui leur suggère, pour la Couronne de Durin, la petite constellation de la Couronne Boréale (Corona Borealis), en notant — outre une similarité de noms — que « les deux groupes possèdent sept étoiles, avec l’étoile centrale étant la plus brillante »5). Ce n’est pas tout à fait exact, ainsi que le fait remarquer David Giraudeau en note éditoriale dans sa traduction française de cet article : par rapport à son étoile la plus brillante, « la constellation possède deux étoiles d’un côté (β et θ) et quatre de l’autre (γ, δ, ε et ι), tandis que la Porte [de la Moria] montre une symétrie à trois étoiles de chaque côté »6). À cette petite imprécision près, il n’en demeure pas moins, pourrions-nous compléter, que les sept principales étoiles de la Couronne Boréale sont disposées en arc de cercle, à la manière d’un diadème, ce qui correspondrait assez bien aux « joyaux sur un fil d’argent » évoqués dans le chant de l’éveil de Durin. Les autres propositions de Quiñonez et Ragget, à savoir la Grande Ourse et les Pléiades, sont à peine détaillées. Bien que constituée aussi de sept étoiles majeures, la forme de la Grande Ourse (« un chapeau avec un bord manquant, tandis que l’autre se plie à moitié vers le bas, puis vers le haut en deux angles étranges ») n’est pas jugée adéquate (sans autre forme de procès et semblant ainsi oublier, à ce stade de leur analyse, l’identification de Tolkien dans son index). L’amas des Pléiades est brièvement évoqué « puisque leur nom commun est les “Sept Sœurs” », mais faute d’éléments plus concrets à mettre au dossier, il ne semble guère possible d’aller plus loin. Lors d’une conférence, Larsen7) a suggéré, comme une autre « hypothèse originale, que la Couronne de Durin puisse en réalité avoir été calquée sur la constellation moderne de Céphée, le Roi. C’est encore une autre constellation septentrionale circumpolaire célèbre, située juste aux côtés de Cassiopée et de la Grande Ourse ». Mais elle admet aussitôt volontiers les limites de sa proposition, puisque « la principale difficulté d’une telle identification est que Céphée ne contient que cinq étoiles prééminentes ». Nous pourrions ajouter, à sa défense, que Céphée ressemble vaguement au dessin enfantin d’une maison à toit pointu. Ce n’est pas ce que nous attendrions pour une couronne « classique », ni même pour un diadème, mais cela pourrait néanmoins peut-être évoquer la forme de la couronne du Gondor telle qu’elle est dessinée par Tolkien dans l’une de ses lettres8), sorte de tiare conique semblable à la couronne de Haute-Égypte. Dans tous les cas, nous sommes cependant bien loin de la couronne représentée sous les sept étoiles sur les Portes de Durin.
Tous les auteurs qui se sont interrogés jusqu’à présent sur l’identité de la Couronne de Durin semblent avoir oublié deux points essentiels, que la lecture du texte impose pourtant : pour que Durin, se penchant sur le Kheled-zarâm, puisse voir une quelconque constellation juste au-dessus de sa tête, c’est-à-dire de son reflet en miroir à la surface du lac, il faut idéalement que ladite constellation soit située, à cette heure précise, juste à sa perpendiculaire, autrement dit au zénith. Qui plus est, le poème fait référence à un double événement astronomique : cette conjoncture particulière des astres ne doit se produire que deux fois. La première a eu lieu lorsque Durin, premier du nom, découvrit le lac au Premier Âge du Monde. La seconde, d’allure prophétique (nous y reviendrons), annonce le retour futur de Durin, dans sa dernière incarnation. Nous nous proposons d’étudier, dans cet article, ces deux points tour à tour.
Quelle est, déjà, la condition à satisfaire pour qu’un groupe d’étoiles se retrouve exactement au zénith d’un lieu donné ? Il faut que sa déclinaison, c’est-à-dire son angle avec l’équateur céleste, soit identique à la latitude de l’observateur. À cette condition seulement, alors que la Terre tourne sur son axe, notre groupe d’étoiles finira par croiser le zénith du point d’observation considéré.
Il se trouve que J. R. R. Tolkien a donné, dans l’une de ses lettres, un élément crucial permettant d’estimer la position géographique de la Comté et de Minas Tirith9) :
Si l’on place Hobbitebourg et Fondcombe (comme je le conçois) à peu près à la latitude d’Oxford, alors Minas Tirith, 1 000 km plus au sud, se trouve à peu près à celle de Florence.
Connaissant les latitudes d’Oxford (51° 45′) et Florence (43° 46′), cette indication de l’auteur nous donne deux points de repères qui nous permettent indirectement d’en déduire, à partir de la carte de la Terre du Milieu, une assez bonne approximation de la latitude du Lac du Miroir. En faisant simplement le rapport des distances sur la carte, nous l’estimerions autour de 50°. Bien entendu, il faudrait idéalement pouvoir tenir compte dans cette estimation des effets dus à la projection de la sphère terrestre sur une carte plane. Andreas Moehn s’est plié à l’exercice avec, semble-t-il, un peu plus de rigueur mathématique10) ; une latitude d’environ 50° pour le Lac du Miroir concorde aussi avec les résultats de son étude. Nous ne sommes pas à quelques minutes d’arc près11), étant donné que nous ne nous intéressons pas à une étoile ponctuelle mais à une constellation de taille moyenne, prise dans son ensemble.
La seule constellation à approcher un tant soit peu cette valeur, à notre époque, est la Grande Ourse, avec une déclinaison moyenne de 50° 43′ en son centre12). Cependant, la Grande Ourse couvre une surface assez importante : Alkaid, au nez de l’Ourse, a une déclinaison de 49° 18′ tandis que Dubhe, à son dos, est à 61° 45′. À un autre extrême encore, Alula Borealis, que l’on compte comme appartenant à la Grande Ourse bien que ne faisant pas partie de l’astérisme du Chariot, se situe à 33° 05′. C’est dire combien la Grande Ourse, aujourd’hui, fait le grand écart autour de la déclinaison qui nous intéresse. De surcroît, si l’on réduit la constellation au seul Chariot constitué de ses sept étoiles majeures, l’alignement avec le pôle céleste est encore moins évident. Comme une observation précise en témoigne aisément, ce groupe de sept étoiles passe globalement un peu trop au nord du zénith et l’effet obtenu n’est pas particulièrement saisissant.
En d’autres termes, dans la configuration actuelle du ciel, aucune constellation — Céphée ou la Couronne Boréale encore moins qu’une très approximative Grande Ourse — ne permet de rendre compte de manière vraiment satisfaisante de l’expérience de Durin. Tout au plus, la Grande Ourse est aujourd’hui ce qui s’en approche le plus, ce qui expliquerait peut-être l’identification suggérée par Tolkien dans l’index du Seigneur des Anneaux, même si l’on conviendra maintenant, examen plus minutieux à l’appui, que cette position n’est pas totalement convaincante…
Cette première conclusion ne vaut, comme on l’a dit à l’instant, que pour notre propre époque (soit quelques 2000 ans après J.-C.). Les événements décrits dans les annales de la Terre du Milieu se sont déroulés, selon l’auteur lui-même, dans un lointain passé présumé de notre monde. Si nous voulons rendre raison des descriptions caractérisant la Couronne de Durin, nous devons alors prendre en considération, pour avoir une idée de l’apparence du ciel quelques millénaires avant notre ère, le phénomène de précession des équinoxes. Le pôle nord céleste, en effet, n’a pas toujours été en direction de notre « étoile polaire » actuelle (Polaris, à la queue de la Petite Ourse). En raison du couple exercé par les forces de marées de la Lune et du Soleil sur le renflement équatorial de la Terre, l’axe de rotation de cette dernière oscille lentement, à la manière d’une toupie, en décrivant un cône dont le tour complet est effectué en 25 800 ans environ. En conséquence, la position relative des étoiles sur la sphère céleste change au cours de ce cycle. Vers 3000 avant J.-C., le pôle céleste était pointé par Thuban, dans la constellation du Dragon. Plus exactement, Thuban a occupé sa position la plus proche du pôle nord vers –2830, date qui coïncide plus ou moins avec le début de la construction des pyramides sous les IIIe et IVe dynasties égyptiennes. Une abondante littérature s’est penchée sur la connexion possible entre cette étoile et l’orientation des pyramides13) : l’un des « puits à air » de la Grande Pyramide de Khéops à Gizeh, conduit rectiligne partant de la chambre du pharaon, semble aligné vers la position occupée par Thuban à cette époque. Les textes astrologiques et astronomiques compilés sous le règne de Sargon, roi d’Akkad, semblent aussi avoir accordé une importance significative à cette étoile14). Les hommes de la toute fin du paléolithique, vers 12000 avant J.-C., avaient pour étoile polaire un astre bien plus remarquable, Véga de la Lyre. Si nous n’avons, pour des raisons évidentes, aucun témoignage certain datant de cette période15), cet exemple est cité par quantité d’ouvrages astronomiques anciens comme récents, sans doute parce qu’il marque les esprits, Véga étant l’étoile la plus brillante, après Arcturus, dans l’hémisphère nord.
Le phénomène de précession des équinoxes est connu de longue date. La première estimation que l’on en connaît est celle qui fut faite autour de –130 par l’un des plus grands astronomes de l’Antiquité, Hipparque. Relevant la position de Spica, dans la constellation de la Vierge, il remarqua que ses mesures pour cette étoile proche de l’écliptique différaient sensiblement de celles effectuées par ses prédécesseurs, comme Timocharis d’Alexandrie un siècle et demi auparavant. Autour du ixe siècle, on prête à l’astronome arabe Thabit ibn Qurra l’un des premiers traités sur la question. Dans son célèbre De revolutionibus orbium coelestium publié en 1543, Copernic en donna l’interprétation correcte comme mouvement de l’axe de rotation de la Terre. Isaac Newton et les grands mathématiciens du xviiie siècle, tout particulièrement D’Alembert et Euler, se penchèrent plus tard sur le sujet.16)
Est-il sensé d’appliquer la précession des équinoxes pour essayer d’identifier la Couronne de Durin ? La piste est prometteuse et nous donne l’occasion d’aborder maintenant le second volet de notre démonstration : étant donné que le pôle céleste décrit un cercle autour du pôle écliptique, il ne peut y avoir, au cours d’une période de 25 800 ans, que deux dates seulement auxquelles une constellation occupera une déclinaison donnée par rapport à l’équateur céleste. Nous retrouvons ainsi les conditions que le chant entonné par Gimli nous semblait imposer.
Dans leur essai, Quiñonez et Ragget argumentaient : « Bien que les événements de la Terre du Milieu soient supposés avoir eu lieu il y a quelques six mille ans de cela, les positions des étoiles n’auraient pas changé significativement »17). Bien que leur remarque soit tout à fait juste — c’est d’ailleurs ainsi qu’ils l’entendaient vraisemblablement — quant à la forme générale des constellations, nous savons maintenant que la position des étoiles par rapport à l’équateur céleste n’était pas la même que de nos jours. Parmi leurs suggestions, les Pléiades (déclinaison actuelle 24° 07′) peuvent d’emblée être éliminées, car elles sont bien trop éloignées du chemin décrit par le pôle céleste et ne remonteront jamais à 50° de l’équateur céleste. La Grande Ourse, nous l’avons vu, croise déjà relativement près du zénith du Lac du Miroir à notre époque ; au long du cycle de précession, les deux époques auxquelles la déclinaison de l’astérisme du Chariot seul correspond le mieux aux 50° de latitude estimés pour le Lac du Miroir se situent autour de –7000 et 3000. Il en découle donc, pour la seconde occurrence, une date située dans notre propre futur. La forme des continents a « changé » et, à notre époque de domination des Hommes, la fière lignée de Durin semble déjà s’être éteinte ; pour toutes ces raisons, la Grande Ourse est loin d’être le meilleur candidat et nous nous voyons contraints, par la force des choses, de mettre en doute encore une fois l’identification de Tolkien dans son index. Céphée pose une autre sorte de problème, car cette constellation se trouve elle-même sur le chemin du pôle céleste — son étoile Aldéramin pointait approximativement le pôle vers –18000 et elle le fera de nouveau aux environs de 7500. Les deux époques où Céphée était pratiquement au zénith du Lac du Miroir sont très approximativement les mêmes que celles que nous allons obtenir pour la Couronne Boréale, mais sans pouvoir l’exclure définitivement, nous restons peu convaincus par cette identification, avec globalement les mêmes réserves que Kristine Larsen.
Considérons donc à présent notre dernier prétendant, la Couronne Boréale. Les deux époques auxquelles sa déclinaison correspond à la latitude estimée pour le Lac du Miroir se situent autour de –12000 et –3000. Nous pouvons représenter l’apparence du ciel en ces temps reculés, au moment où la Couronne Boréale croise au zénith, à l’aide d’un logiciel de simulation astronomique comme Cartes du Ciel18).
Par le plus grand des hasards, ces deux dates sont respectivement, empressons-nous de le noter, approximativement celles où Thuban et Véga occupaient, ainsi que nous l’avons rappelé plus haut, le rôle d’étoile polaire. Ce sont donc aussi les dates les plus susceptibles d’être « connues » par quiconque ayant lu ou pris connaissance d’un article ou d’un livre d’astronomie abordant la question de la précession des équinoxes.
Nous sommes logiquement en droit de nous demander si Tolkien pouvait être au fait de ce phénomène de précession. À cet égard, nous pouvons peut-être rappeler que les études archéologiques rigoureuses et systématiques des pyramides, débutées dès le début du xviiie siècle durant la campagne d’Égypte, atteignirent leur apogée au xixe. Savants, explorateurs et amateurs s’y succédèrent. Deux ouvrages furent assez largement diffusés à la fin du xixe siècle, The pyramids and temples of Gizeh (1883) de Sir W. M. Flinders Petrie et Our Inheritance in the Great Pyramid (1864) de l’astronome écossais Charles Piazzi Smyth, où ce dernier énonce ses théories personnelles, très controversées dès leur publication, sur les propriétés prétendument astronomiques de la pyramide de Khéops. La découverte de la sépulture de Toutânkhamon par l’archéologue britannique Howard Carter, le 4 novembre 1922, remit l’égyptologie sur le devant de la scène médiatique avec un retentissement international. La question de la représentation du ciel à l’époque des Égyptiens et des alignements possibles des pyramides par rapport aux étoiles — dès lors aussi, par voie de conséquence logique, celle de la précession des équinoxes — était donc encore particulièrement d’actualité au début du xxe siècle. Quand bien même il n’aurait pas été lu par Tolkien, un autre auteur « fantastique » de cette époque, Howard P. Lovecraft, n’hésita d’ailleurs pas à évoquer ce cycle de précession dans son Polaris19), bref texte que l’on reconnaît volontiers d’inspiration dunsanienne :
Endors-toi, guetteur, jusqu’à ce que les astres
Aient tourné pendant vingt-six mille ans.
Alors, je reviendrai à l’endroit où je brûle à présent.
D’autres étoiles se lèveront alors dans l’axe du ciel,
Des étoiles qui apaisent et des étoiles qui bénissent
Avec une douce miséricorde.
C’est seulement lorsque j’aurai terminé mon périple
Que le passé viendra frapper à la porte.
Remarquons au passage que le motif du retour à une configuration céleste antécédente, après un long cycle de précession, revêt dans cet écrit de Lovecraft — comme chez Tolkien, pensons-nous — un caractère prophétique.
Ceci étant dit, affinons nos premières estimations en prenant comme repère l’étoile R Coronae Borealis qui, bien qu’elle soit aux limites extrêmes de la visibilité à l’œil nu, a pour avantage de se trouver au centre de l’astérisme principal de la Couronne Boréale20) : ses deux passages au zénith du Kheled-zâram21) se situent en –12195±68 et en –2782±84.
Peut-on se servir de ces données, relativement précises, pour dater les événements de la Terre du Milieu ? Malheureusement, l’histoire du peuple Nain est assez méconnue, et nous ne pouvons nous livrer qu’à deux hypothèses extrêmes.22)
En combinant ces deux hypothèses, nous pouvons estimer que la chute de Barad-dûr eut lieu environ 6 000 ans (±1100) avant notre époque, et celle de Gondolin 11 600 ans (±1100) avant le xie siècle. À défaut d’éléments historiques plus précis, les marges d’erreur obtenues sont importantes, mais il peut néanmoins être intéressant de vérifier si ces dates concordent avec celles avancées par Tolkien. Dans la même lettre où il évoquait déjà les latitudes de Fondcombe, Hobbitebourg et Minas Tirith, il nous livre lui-même son sentiment sur la datation du passé fictif de son monde25) :
J’espère que la distance(*), manifestement importante mais indéfinie, qui sépare la Chute de Barad-dûr des Jours actuels est suffisante pour permettre une « vraisemblance littéraire », même pour les lecteurs au fait de ce que l’on sait ou devine de la « pré-histoire ».
(*) J’imagine que cette distance est d’environ 6000 ans : c’est-à-dire que nous serions maintenant à la fin du Cinquième Âge, si les Âges avaient à peu près la même longueur que le Second et le Troisième Âge. Mais ils se sont accélérés, je pense, et j’imagine que nous serions en fait à la fin du Sixième Âge, voire au Septième.
S’il n’était pas dans l’intention de Tolkien d’être plus précis, l’ordre de grandeur évoqué dans cette lettre est cependant globalement en accord avec nos résultats. Au-delà de la vraisemblance littéraire chère à Tolkien, pourrions-nous dire, la cohérence scientifique — à supposer que notre interprétation astronomique du poème sur Durin soit correcte — est préservée. Un autre élément de datation nous est encore livré au chapitre 11 du Lhammas, ainsi que Christopher Tolkien le commente26) :
À propos des dires de Rúmil ici [dans le Lhammas B], selon lesquels « plusieurs milliers d’années se sont écoulés depuis la chute de Gondolin », une leçon effacée se distingue sous « plusieurs milliers » ; il s’agissait très probablement de « 10 000 », qui est la leçon donnée dans le Lhammas A.
Ce texte, auquel Ælfwine eut accès, est attribué au sage Pengoloð de Gondolin, qui l’aurait rédigé à Tol Eressëa27). Tolkien élabora ce récit à la fin des années trente, alors que le Seigneur des Anneaux était tout au plus en gestation et que la chronologie des Âges n’avait pas encore la forme que nous lui connaissons, mais néanmoins, dans les grandes lignes, l’estimation reste plus que satisfaisante.
Dans la mythologie gréco-latine, Dionysos (Bacchus) offrit un diadème à Ariane abandonnée par Thésée. À sa mort, cette couronne fut placée au firmament et ses joyaux furent changés en étoiles. Les poètes anglais ont souvent repris ce motif : Spenser évoque la couronne d’Ariane dans sa Reine des Fées28) ; Keats en fait, quant à lui, sa tiare dans Lamia. Mais plus significativement, cette couronne aurait initialement été façonnée par le dieu-forgeron Héphaïstos (Vulcain), ex auro et indicis gemmis29). Dans le Silmarillion, les étoiles furent créées par Varda lors de la venue des Elfes, avec pour chef-d’œuvre la Grande Ourse en défi à Melkor, « une ronde de sept étoiles majeures, Valacirca, la Faucille des Valar, comme l’annonce de sa ruine ». Dans une version plus ancienne de ce récit, publiée dans le Livre des Contes perdus, Tolkien avait cependant imaginé une autre origine30) :
Aulë jeta à terre son marteau […] et le marteau, frappant quelques lingots d’argent sur le sol de sa magie, fit vivre des étincelles d’argent, qui jaillirent en lumière par ses fenêtres et dans les cieux. […] Varda ne disposa pas les Sept Étoiles, celles-ci étant en vérité les étincelles de la forge d’Aulë dont la splendeur dans les cieux antiques poussa Varda à fabriquer leurs rivales ; pourtant elle n’y parvint jamais.
Dans son commentaire de cette anecdote, Christopher Tolkien mentionne aussi une autre note antérieure de son père où le marteau d’Aulë provoquait encore, par accident, la création de la Grande Ourse, quoique dans des circonstances différentes31). Il serait assez révélateur que les sept étoiles de la Couronne de Durin eussent été façonnées, comme les sept pères des Nains, par Aulë, leur grand « fabre » Mahal, analogue d’un dieu-forgeron dans la cosmogonie propre à la Terre du Milieu. Il ne serait pas étonnant, dès lors, que les Enfants d’Aulë se fussent placés sous le patronage de cette constellation très particulière issue de la forge de leur créateur32). L’identification à la Grande Ourse, proposée par l’auteur lui-même dans son index pour ces étoiles surmontant marteau et enclume, pourrait alors fort bien tenir d’un lointain écho de cette version primitive du Legendarium de Tolkien où Aulë tenait le beau rôle, même accidentellement, dans le façonnement inégalable de la Faucille des Valar. Il semblerait, d’ailleurs, que Tolkien se soit souvenu de ces écrits de jeunesse, car deux étincelles paraissent jaillir de l’enclume sur les plus anciennes représentations des Portes de Durin dans ses brouillons du Seigneur des Anneaux33).
Mais à partir du moment où la fabrication des astres, Grande Ourse en tête, revient néanmoins intégralement à Varda, Aulë s’efface du mythe — sauf à supposer que le motif cosmique de cette création accidentelle puisse être transposé à une autre constellation moins importante. Alors seulement, la Couronne Boréale pourrait constituer une solution plutôt élégante, non seulement pour les arguments astronomiques et mathématiques que nous avons relevés précédemment, mais aussi sur un plan mythologique, eu égard à sa fabrication dans la forge céleste d’un dieu-forgeron.
Avant de refermer ce dossier, il convient d’en résumer les limites. Tout d’abord, nous ne commettrons pas l’erreur de nos prédécesseurs en négligeant la mention qui figure dans l’index du Seigneur des Anneaux. Nous avons tenté de démontrer en quoi la Grande Ourse ne nous semble pas constituer la meilleure identification possible de la Couronne de Durin et en quels termes, parmi tous les choix possibles, la Couronne Boréale s’avèrerait être une bien meilleure alternative, à plus d’un égard. Nonobstant tout cela, cette mention reste le seul élément textuel affirmé avec certitude. Il n’en faudrait guère plus pour que tout l’édifice de notre raisonnement soit mis en doute, ou du moins pour reconnaître que J. R. R. Tolkien n’avait probablement pas poussé sa réflexion aussi loin. En outre, un autre problème de taille reste entier à résoudre. L’expérience, confirmée par Gimli, Frodo et Sam, du reflet des étoiles dans le Lac du Miroir reste inexplicable. Il paraît en effet impossible qu’une même constellation soit en permanence visible dans le lac, d’autant plus que cette observation vaut même, comme en témoigne le texte, en pleine journée. Nous sommes contraints d’admettre que cet élément étrange, tel qu’il nous est présenté, n’est définitivement pas rationnel — et de là, nous pouvons nous interroger sur le bien-fondé de toute tentative de rationalisation des autres éléments du chant de Gimli. C’est dire, en fin de compte, que nous ne saurions être véritablement certains d’être en présence d’un phénomène analysable et réductible par un raisonnement sensé. Une remarque de Tolkien, formulée dans l’une de ses lettres34), pourrait d’ailleurs aisément se transposer à l’astronomie :
En ce qui concerne la forme du monde au Troisième Âge, j’ai bien peur qu’elle ait été conçue « pour l’histoire » et non suivant la géologie, ou la paléontologie. Je regrette vraiment parfois de ne pas avoir rendu un peu plus possible un accord entre les hypothèses ou théories des géologues et ma carte. Mais cela n’aurait fait qu’entraîner encore plus de problèmes avec l’Histoire humaine.
Puisque notre hypothèse sur la précession des équinoxes permet une datation précise de deux événements de l’histoire de la Terre du Milieu, jouons le jeu jusqu’au bout pour savoir à quelle sorte de conflit avec l’Histoire attestée nous pourrions aboutir. À savoir, pour rappel, en restant sur la Couronne Boréale, Durin VII devrait observer son reflet couronné par cette constellation dans le Lac du Miroir en –2782±84. La prophétie concernant l’avènement de ce dernier Durin, de la re-colonisation de Khazad-dûm et de la gloire retrouvée sous son règne, puis — à un terme non précisé — de la fin du temps des Enfants d’Aulë, ne fut qu’esquissée en termes assez succincts par Tolkien35). La date que nous avons calculée ferait presque de ce dernier Durin le témoin de l’émergence de la culture égyptienne et le contemporain des bâtisseurs de pyramides36). Comme Tolkien nous en avertissait, la géographie de l’Europe, évidemment, ne saurait concorder avec celle de la Terre du Milieu, mais il resterait assez plaisant pour l’esprit que les tous derniers Nains de Tolkien aient pu fouler la Terre à l’époque même où l’on place traditionnellement le commencement de l’Histoire, avec l’invention de l’écriture autour de la Méditerranée. Nous n’aurions pu rêver mieux comme transition entre une ère mythologique et les temps historiques que celle qui vit naître les grandes pyramides.
Puisqu’il est permis de rêver, il y aurait mieux à dire encore. Le climat chaud et sec de l’Égypte ainsi que les habitudes funéraires des anciens égyptiens ont contribué à la préservation de nombreux restes humains. Pour les chercheurs37), l’Égypte se révèle être une source d’informations importante sur la façon dont l’achondroplasie, une maladie des os à l’origine des principaux cas de nanisme, était perçue dans l’Antiquité. Si les premières preuves biologiques de nanisme dans l’Égypte ancienne remontent à la période pré-dynastique badarienne (vers –4500), plusieurs squelettes datant de l’Ancien Empire (–2700 à –2190) ont aussi été découverts. Les anciens égyptiens nous ont laissé un immense corpus de textes sur papyrus, d’illustrations sur les tombes et les murs de leurs temples, de peintures sur des vases, de statues, de figurines ou d’amulettes… Des personnes frappées de nanisme sont représentées sur tous ces supports, dans toutes les activités courantes de la vie : préposés personnels, domestiques, danseurs et amuseurs, mais aussi contremaîtres dans les manufactures de textile, dresseurs d’animaux domestiques et joailliers ou bijoutiers. Plusieurs nains étaient haut-fonctionnaires, parfois suffisamment estimés pour recevoir une place de choix dans les nécropoles royales proches des pyramides. Les noms de certains de ces personnages officiels sont restés à la postérité, comme Pereniankh, Khnumhopte, ou encore Seneb, dont le Musée du Caire conserve une statuette le représentant avec son épouse et ses enfants. Marié à une femme de taille ordinaire, il semble avoir eu plusieurs titres religieux et honorifiques. Enfin, au moins deux dieux égyptiens sont nains : le démiurge Ptah, patron des architectes, des artisans et des orfèvres38), lorsqu’il est représenté sous ses traits de Ptah Patèque (du grec Pataikos, après Hérodote), et Bès, dieu du foyer et de la fertilité.
Au final, il ne faut point s’en cacher, nous n’avons acquis aucune certitude sur la nature de la Couronne de Durin. Nous espérons cependant que le voyage riche en rebondissements auquel nous avons convié nos lecteurs, partant d’un simple détail obscur d’un texte de Tolkien, aura été instructif. Quant aux secrets du Kheled-zâram et de la Couronne de Durin, ils sont encore bien gardés. Les vers du poète américain Kenneth Rexroth pourraient peut-être traduire notre sentiment devant l’inaccessibilité d’un tel mystère39) :
Les étoiles acérées dansent sous le feuillage frémissant ;
Le lac est noir, insondable dans les ténèbres cristallines ;
Haut dans le ciel, la cime diaphane d’un pic enneigé
Sépare en deux la Couronne boréale.